Plus profond, plus loin...
Oui, descendre, encore, encore. Comme le Maître.
Descendre, plus bas. Chercher.
Dans le sombre giron d'une forêt endormie, la créature se redressa sur ses pattes. Un frisson lui parcoura lentement l'échine. Une brume suintante dépliait ses doigts sinueux entre les troncs, frôlant les racines sortant du sol pour y replonger après quelques courbes tortueuses, semblait se glisser sur les amas de feuilles mortes et pourrissantes. l'odeur presque écoeurante de moisi et de terre détrempée devenait plus oppressante avec la montée de la nuit, comme libérée par le déclin de la pâle lumière du soir, la victoire de la nuit, des ombres...
Apaiser la forêt. Chasser les indésirables, les nuisibles.
Comme le maître. Le maître était bon. Même "après", il était resté bon. Il était resté le Maître. Et même quand les autres humains fuyaient et criaient en voyant le Maître, il était resté MON Maître.
Toujours à ses côtés.
Et maintenant, il faut chercher le Maître. Le Maître est encore là.
Plus bas. Il faut descendre plus bas.
Faire comme le Maître.
La créature arpentait rapidement la forêt. Une lueur malsaine dans le regard, les babines déjà agitées de soubresauts.
Au souvenir des combats de la veille, elle sentait monter en elle la faim.
"L'autre" faim.
La faim qui était montée en elle, cette triste nuit.
Warren Colridge, infestée d'un mal étrange, qui lui avait valu de devoir s'éxiler loin des siens, de sa terre, loin de tout et de tous, et son fidèle compagnon, le "chien blanc", était comme à l'habitude en train de se livrer à une de leur interminable ballade nocturne.
De toute mémoire, ce chien n'avait pas eu d'autre nom. On l'avait appelé "le chien", et même quand la famille avait adopté un autre, puis deux, et peut-être plus de chien, jeune issue de la portée d'une personne de l'entourage ou simplement receuilli par un hiver rude, on ne lui avait pas donné de nom.
De toute façon, même au milieu d'une meute de chien, quand Warren criait "Le chien!", seul son compagnon réagissait, et lui n'écoutait que Warren, et ce depuis les six ans de son maître.
Warren et sa famille, lors d'une visite chez Tante Edwidge avaient admiré la portée de la chienne de celle-ci, et l'enfant avait alors ouvert d'immenses yeux, son visage s'était animé. il avait doucement approché sa main de l'un des chiots. Quand la tante Edwidge avait murmuré "Tu peux le prendre, si tu veux", à peine avait-elle tourné la tête vers les parents pour leur adresser un petit regard entendu, Warren était face à ces derniers, le regard supliant, le chiot dans ses petite mains tenues juste en dessous de son visage.
Le père, l'air sévère et contrarié par cette petite manipulation habile, lâcha "Ah, si tu prend cette bestiole, tu t'en occupe tout seul, tu te débrouille!"
Depuis ils ne s'étaient presque plus quittés.
Cette nuit-là, bien des années plus tard, le jeune homme et le chien (qui commençait ma foi à être d'un âge fort respectable! Pas un vieux chien, mais vraiment plus tout jeune non plus!), au cours d'une de leurs interminables ballades nocturnes, furent attaqués par un chose, une chose comme Warren. Comme ce qu'il était devenu depuis quelques temps, que le chien ne comprenait pas, mais que ça n'effrayait pas, qu'il acceptait, comme il aurait tout accepté, du moment que ça venait du Maître.
Mais là, le fidèle compagnon ne put rien faire. Il eu beau essayer par deux fois de saisir le mollet de la chose, mais celle-ci l'avait repoussée d'un mouvement qui l'avait projettée contre un arbre, trois mètres plus loin. Sonnée par le choc, l'animal ne put qu'assister avec effroi à la scène, enfin, à une partie de la scène, avant de sombrer dans une inconscience rongée d'images abominables, une culpabilité énorme, la rage, le douloureux sentiment d'impuissance, et surtout la peur, une peur panique, une angoisse mortelle. On était en train de faire du mal au Maître!
Quand le Chien s'était réveillé, elle avait découvert le Maître, ou plutôt ce qu'il restait de lui. Les blessures étaient mortelles, le sang coulait abondamment, les chairs étaient à vif.
Le chien s'était rapproché en pleurant. Il avait léché les plaies du Maître. Il avait essayé de le réveiller, il cherchait son regard, soulevait sa main avec le museau...
Mais le Maître ne répondait déjà plus que par des râles accompganés de bruits de gorges répugnants, des gargouillis immondes. Même pas un râle, un souffle.
La bête, comme saisie d'une idée lumineuse, fonça vers les taillis tout proches, en quête de quelque chose, quelque chose pour nourrir le Maître, ou peut-être un autre humain, qu'il pourrait pourrait conduire vers lui.
Après quelques minutes, elle était revenue à l'endoit ou son maître était étendu il y a peu.
A présent seule subsistait une flaque de sang.
Le chien lâcha le lapin qu'elle avait réussi à attrapper et à ramener encore vivante, même pas blessée, bloquée entre ses machoires pendant la rapide course pour revenir vers le Maître.
Celui-ci détala aussitôt sans demander son reste, sans chercher à comprendre un seul instant la raison de son miraculeux salut.
La bête hurla à la mort pendant ce qui aurait paru une éternité à quiconque.
Puis elle s'écroula.
Les chairs soudain en feu. L'esprit agité d'une spirale d'images confuses, le corps secoué par des spasmes violent.
L'avant de sa machoire lui faisait l'effet d'être arraché. Une douleur aigue lui vrillait le ventre et le crâne, et soudain la nuit emporta tout...
Et maintenant, depuis son éveil, la bête cherchait le Maître.
Le Maître dont la voix résonnait encore quelque part.
Le Maître dont le mal étrange semblait aujourd'hui l'habiter. Sa force. Son "autre" faim, la faim qui ne se rassasiait que de sang encore chaud, bu sur la victime encore vivante.
Sa rapidité et son agilité, décuplée et bien supérieure aux limites de ceux de son espèce, de sa première espèce, si l'on peut dire.
Et sans doute quelque chose d'autre aussi...
Quelque chose qui parlait dans la tête du chien blanc. Qui lui disait qui faire.
Chasser, retrouver le Maître, ou tous ceux qui ressemblait à la chose, celle qui lui avait enlevé le Maître.
Ceux-là, les traquer, les tuer tous.
Et apaiser la forêt de tout ce mal.
Oui, chasser les indésirables. Les nuisibles. Les démons qui se rient des malheurs du Maître et des tourments de la terre. Et les "Choses". Descendre plus bas, les traquer, les tuer, et retrouver le Maître.